Le principe voulant qu’une municipalité ne parle que par résolutions est un des piliers du droit municipal. Ce principe maintes fois réitéré par les tribunaux repose sur un objectif clair, soit de préserver l’intérêt public des contribuables en empêchant que n’importe qui ne puisse dilapider des fonds publics au nom d’une municipalité, sans délégation de pouvoir valide.
En application de ce principe, de nombreux contrats ont été déclarés nuls ou inexistants au cours des années vu l’absence d’un consentement valide de la municipalité, laissant les entrepreneurs ou fournisseurs impayés pour les services rendus.
En 2019, la Cour suprême du Canada (la Cour suprême) a tempéré de façon importante la rigueur de ce principe dans l’arrêt Montréal c. Octane Stratégie inc., en appliquant aux municipalités les principes de la réception de l’indu. Dans cette affaire, Octane avait rendu des services événementiels pour la Ville sur la base d’un mandat confié verbalement lors de rencontres avec des hauts placés dans l’administration municipale et au cabinet du maire. La Ville avait par la suite refusé de payer les services rendus vu l’absence d’une résolution dûment adoptée quant à l’octroi du contrat.
Cette situation avait été l’occasion pour la Cour suprême d’établir qu’en l’absence d’un contrat valide liant la Ville et l’entreprise et, vu l’inexistence d’une résolution, Octane avait été amenée à rendre des services par erreur et de bonne foi, entraînant l’application de la doctrine de la réception de l’indu. La Cour a rappelé à cet égard que la négligence d’un fournisseur, voire l’existence d’une faute, ne sont pas des obstacles à ce qu’on appelle la répétition de l’indu, soit le remboursement de la prestation effectuée par erreur. Elle a donc ordonné le paiement des factures d’Octane par la Ville, même en l’absence d’un contrat valide.
L’arrêt rendu dans l’affaire Octane, en ébranlant des certitudes acquises de longue date, a fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières années et a été suivi, quoiqu’avec certaines réserves, par les tribunaux québécois. Une décision récente, rendue cet été par la Cour du Québec (la Cour) dans l’affaire Excavation Anjou inc. c. Montréal, vient d’ailleurs appliquer l’arrêt Octane à des faits pour le moins singuliers.
Un entrepreneur sur les listes noires du BIG et de l’AMF
Excavation Anjou est une entreprise de déneigement faisant affaire avec la Ville de Montréal (la Ville) depuis de nombreuses années. En mars 2017, toutefois, elle fait l’objet d’une décision du Bureau de l’inspecteur général (BIG) concluant qu’elle a servi de prête-nom pour une entreprise sanctionnée, et se voit en conséquence écartée des contrats avec la Ville pour une période de 5 ans. Quelques mois plus tard, l’Autorité des marchés financiers (AMF) révoque également l’autorisation d’Excavation Anjou de contracter avec un organisme public et l’inscrit donc au Registre des entreprises non admissibles aux contrats publics (RENA) pour une période de 5 ans.
Malgré ce qui précède, Excavation Anjou reçoit un appel quelques mois plus tard afin de s’enquérir de ses disponibilités pour un contrat de gré à gré visant une opération de nettoyage des trottoirs de l’arrondissement Hochelaga-Maisonneuve. Aucune mention n’est faite par l’entrepreneur de son inscription sur les listes noires du BIG et de l’AMF, et il semble que l’arrondissement, de son côté, ait omis de vérifier les registres de la Ville et du RENA. Les travaux sont donc exécutés à la satisfaction de la Ville. Réalisant la situation lors du traitement de la facture de l’entrepreneur, la Ville refuse toutefois de payer celui-ci, entraînant ainsi des procédures judiciaires.
Au procès, la Ville justifie sa position et invite la Cour à écarter l’arrêt Octane en insistant sur le fait qu’on ne pouvait qualifier l’entrepreneur comme étant de bonne foi dans le présent dossier, alors qu’il savait pertinemment être sous le coup d’un interdit de contracter avec la Ville, et alors qu’il n’a pas divulgué ce fait important lors de l’appel de l’arrondissement pour un contrat de gré à gré.
Cet argument se retourne, malheureusement, contre la Ville, alors que la Cour conclut à l’absence de mauvaise foi ou de négligence de l’entrepreneur, et au contraire, à une négligence de la Ville qui n’a pas effectué les vérifications d’usage auprès de son registre d’interdiction de contracter et du RENA : « Cette absence de système de vérification et cette suite d’erreurs équivaut (sic) à de la négligence dont Excavation Anjou n’a pas à faire les frais. » Fort de cette conclusion, la Cour accueille la demande et ordonne le paiement de la facture à la Ville, en application des règles de la réception de l’indu.
Bien que les faits particuliers de cette affaire puissent certainement mener à cette conclusion, il reste cependant questionnable qu’un entrepreneur sous le coup d’une interdiction de contracter, qui omet de le déclarer en toute connaissance de cause, ne soit pas affublé de mauvaise foi ou à tout le moins de négligence. Il importe toutefois de rappeler que la Cour suprême, dans l’arrêt Octane, a détaché le régime de réception de l’indu des notions de faute, négligence ou mauvaise foi, pour se concentrer sur l’exécution par erreur d’une obligation. Il en résulte dans le présent dossier une forme de contournement des régimes de sanctions adoptés pour assainir le milieu des contrats publics et écarter les entrepreneurs ayant contrevenu à des règles d’ordre public. Il sera intéressant de voir si une telle ligne sera maintenue par la jurisprudence au cours des prochaines années.