C’est ainsi, au premier titre, que les entrepreneurs et fournisseurs bénéficient du droit exceptionnel de protéger leur créance par le mécanisme de l’hypothèque légale sur l’immeuble en construction, se prémunissant ainsi d’une possible déconfiture de leur client. Cette réalité propre au domaine de la construction entraîne, comme corollaire, le droit des propriétaires de retenir toute somme nécessaire au paiement des sous-traitants pour éviter pareille situation. Ajoutez à cela l’exigence quasi-systématique dans les contrats publics de fournir des cautionnements d’exécution et de paiement de la main-d’œuvre et des matériaux, qui bénéficient en réalité tant aux sous-traitants qu’aux propriétaires.
Dans un arrêt rendu cet été dans l’affaire Compagnie d’assurance Jevco c. Québec, la Cour d’appel est revenue sur les obligations principales créées entre les parties par les clauses de retenue de même que les contrats de cautionnement. Le résultat pourra paraître surprenant, voire inquiétant pour plusieurs, et mérite certainement une révision des devis standards dans bien des municipalités.
Le MTQ coupable d’imprudence
En mai 2009, le MTQ octroie à un entrepreneur général un contrat d’environ 1,3 M pour la réfection des ponts traversant l’autoroute 40 à St-Augustin-de-Desmaures. Le contrat est cautionné par Jevco. Rapidement, l’entrepreneur accumule des retards importants et des sous-traitants dénoncent au MTQ des créances impayées. Ce dernier, malgré des avertissements à l’entrepreneur, émet les paiements progressifs sans procéder aux retenues en proportion des quittances reçues des sous-traitants.
En mars 2010, l’entrepreneur est mis sous séquestre et fera faillite peu après, entraînant plusieurs poursuites de sous-traitants impayés contre la caution, et le paiement par cette dernière de sommes avoisinant 360 000$. Alléguant que le MTQ avait l’obligation de procéder aux retenues suffisantes pour protéger les sous-traitants et qu’il a commis une faute contractuelle, Jevco poursuit en garantie le MTQ et lui réclame la totalité des sommes déboursées. Après s’être vue déboutée en Cour supérieure, la caution porte l’affaire devant la Cour d’appel.
L’importance des clauses du devis
Il convient de reproduire la clause du devis standard utilisé par le MTQ (le CCDG 2008) pour comprendre la portée de ses obligations :
« Peu importe la forme des garanties fournies par l’entrepreneur, lorsque le Ministère reçoit un avis écrit d’une personne protégée par la garantie pour gages, matériaux et services dénonçant qu’elle n’a pas été entièrement payée pour des travaux effectués conformément à son contrat, l’entrepreneur doit, pour obtenir le paiement final des travaux exécutés, remettre au surveillant une quittance ou une preuve de paiement attestant qu’il s’est acquitté de ses obligations pour gages, matériaux et services. À défaut de quoi, le Ministère retient, des montants dus à l’entrepreneur, les sommes nécessaires pour couvrir cette dénonciation. »
Pour la Cour d’appel, un tel libellé comporte une stipulation pour autrui, c’est-à-dire un véritable engagement du MTQ envers des tiers, les sous-traitants. Vu la rédaction de la clause, le MTQ devait obligatoirement exiger les preuves de paiement aux sous-traitants avant de procéder au paiement de l’entrepreneur général, à défaut de quoi il entraînait sa propre responsabilité.
Fort de ce raisonnement, la Cour conclut que Jevco, qui est subrogée aux droits des sous-traitants qu’elle a dû indemniser, a un recours valable contre le MTQ pour manquement à ses obligations contractuelles.
Comment éviter une telle situation ?
Nul doute que le résultat de cet arrêt mérite une attention immédiate, puisque les clauses de retenues sont présentes dans tous les contrats d’entreprise, notamment le devis standard du BNQ 1809 qu’on retrouve souvent en référence dans plusieurs contrats municipaux.
La Cour insiste, dans son jugement, sur l’importance de la rédaction de la clause de retenue pour déterminer les obligations du donneur d’ouvrage : « L’identification d’une intention claire et définitive des parties de favoriser un tiers est charnière. Une clause prévoyant des retenues ne constitue pas une stipulation pour autrui, si son application est laissée à la discrétion du prétendu promettant. Il est donc nécessaire qu’un véritable engagement du maître d’œuvre à l’égard de tiers ait été pris. »
Nous suggérons, à la lumière de cet arrêt, de réviser vos clauses administratives usuelles afin de prévoir explicitement le pouvoir discrétionnaire de retenir des sommes lors des décomptes progressifs et de préciser que les documents requis en guise de preuve de paiement des sous-traitants le sont au seul bénéfice de la Ville.
Revue URBA, Septembre 2015, Vol. 36, no. 3, p. 42