Le marché actuel, de l’opinion de plusieurs, est en situation de surchauffe structurelle, et bien malin qui pourrait prédire le retour à la normale de l’économie prépandémique. La pénurie de main-d’œuvre, les difficultés d’approvisionnement en matériaux, en particulier ceux importés, et les flambées surprenantes des prix de certains biens, entraînent des fluctuations déconcertantes de prix pour le consommateur. Les services d’approvisionnement municipaux n’y échappent pas et vivent les mêmes appréhensions depuis quelques années lorsqu’ils sollicitent le marché pour des biens et services.
Nous avons vécu des situations au cours des dernières années où les estimations de coûts des professionnels, même au stade des plans et devis détaillés, manquaient la cible par des marges impressionnantes et difficilement explicables. Ces situations mettent en jeu, bien souvent, la faisabilité d’un projet ou encore forcent les services d’approvisionnement à retourner aux instances pour adoption d’un nouveau règlement d’emprunt reflétant le prix courant.
Il est aussi tentant, dans un contexte de dépassement majeur des budgets, d’annuler l’appel d’offres et de revoir la stratégie d’approvisionnement pour obtenir un meilleur prix. Les tribunaux ont reconnu ce droit aux donneurs d’ouvrage publics en validant les clauses de réserve insérées dans la quasi-totalité des devis administratifs, comme l’illustre la décision ITR Acoustique Québec inc. c. Société québécoise des infrastructures rendue par la Cour d’appel récemment. La clause de réserve dans cette affaire se lisait comme suit : « La Société n’est tenue d’accepter ni la plus basse ni aucune des soumissions reçues, notamment lorsque les prix sont jugés trop élevés, disproportionnés ou s’ils ne reflètent pas un juste prix. »
Une stratégie légitime, bien qu’elle manque sa cible
En juillet 2018, la SQI publie un appel d’offres pour un des lots (Systèmes intérieurs, Phase A)du Centre de cancérologie du Nouveau Complexe Hospitalier de Québec. Deux soumissions sont déposées, dont celle de ITR Acoustique, au prix de 2 231 000 $. La SQI s’étonne des prix obtenus à la lumière des différentes estimations en sa possession. La soumission de ITR, la plus basse conforme, est en effet supérieure de 54 % au budget de référence, de 29 % à l’estimation du gérant-constructeur, et finalement de 18 % à la propre estimation de la SQI.
Devant cette situation qu’il attribue à la surchauffe ponctuelle du marché, le directeur exécutif du projet décide de recourir à la clause de réserve et d’annuler le processus. Un nouvel appel d’offres sera lancé quelques mois plus tard, cette fois-ci en jumelant les phases A et B des travaux de finition intérieure dans l’espoir d’obtenir un prix plus concurrentiel. Malgré un plus grand nombre de soumissionnaires, les économies d’échelle espérées ne sont pas au rendez-vous; le contrat est octroyé en février 2019 à un soumissionnaire dont le prix pour la phase A est finalement supérieur de 47 000 $ à celui d’ITR. Ce dernier, s’estimant lésé par la SQI, décide de poursuivre pour sa perte de profits. Il prétend que la SQI aurait commis une faute en s’appuyant sur un budget mal provisionné et non actualisé, entraînant l’utilisation de la clause de réserve à mauvais escient.
La Cour d’appel rejette le recours, confirmant le jugement rendu en première instance dans ce dossier, et en profite pour rappeler les principes applicables en matière d’annulation d’appel d’offres. En l’occurrence, la décision du donneur d’ouvrage, rappelle la Cour, était guidée par des motifs objectifs, n’était pas déraisonnable à la lumière de la situation, et surtout ne permet pas de constater un bris dans le traitement équitable des soumissionnaires.
Le constat d’écart de prix entre la soumission de ITR et les estimations en possession de la SQI n’était pas basé uniquement sur une comparaison avec le budget de référence (qui n’avait effectivement pas été actualisé), mais également avec des évaluations plus contemporaines. Surtout, le raisonnement du directeur quant à la possibilité d’obtenir de meilleurs prix et une économie d’échelle en lançant un appel d’offres « bonifié » était objectivement défendable. Le fait que les économies escomptées ne se soient pas matérialisées ne doit pas devenir le critère à l’aune duquel la légalité de cette décision sera ultimement jugée, rappelle la Cour supérieure :
« Toutefois, en regard de la modification du cadre d’appel d’offres, ce qui importe n’est pas de déterminer qui a raison, mais bien, est-ce que le directeur exécutif de projets a porté un jugement qui contrevient aux attentes raisonnables des soumissionnaires. Le Tribunal ne le croit pas ; le raisonnement du directeur exécutif de projets peut se défendre, croyant qu’il pouvait générer des économies d’échelle. »
Dans le contexte d’incertitude actuel quant aux prix courants, la décision rendue dans cette affaire constitue un rappel intéressant, comportant certaines mises en garde qu’il est bon de rappeler : l’utilisation de la clause de réserve doit être justifiée par des considérations objectives examinées au moment de l’appel d’offres (par exemple des estimations budgétaires à jour, ou encore le budget approuvé pour un projet), et en respectant le principe d’équité entre les soumissionnaires.
À titre d’illustration, il est possible de se demander si le contexte de surchauffe actuel, qui contrairement à la situation vécue dans l’affaire ITR Acoustique peut difficilement être qualifié de ponctuel, aurait changé l’évaluation du tribunal. On retiendra au final que la prudence est de mise dans ce genre de décision visant à court-circuiter un processus d’appel d’offres, d’autant plus que les enjeux monétaires sont souvent très importants pour les donneurs d’ouvrage publics.