Une municipalité peut-elle protéger, par sa réglementation d’urbanisme, l’intégrité des milieux naturels présents sur son territoire et cela, sans se voir accusée d’avoir fait de l’expropriation déguisée ?
Une municipalité peut-elle protéger, par sa réglementation d’urbanisme, l’intégrité des milieux naturels présents sur son territoire et cela, sans se voir accusée d’avoir fait de l’expropriation déguisée ?
Il aura fallu près de 15 ans avant qu’un jugement de la Cour supérieure ne vienne répondre à cette question de façon claire : oui, les municipalités disposent des pouvoirs nécessaires pour protéger les milieux naturels présents sur leur territoire et, non, cela ne constitue pas de l’expropriation déguisée lorsque les paramètres de la Loi sont respectés.
La décision de la Cour supérieure, sous la plume de la juge Florence Lucas, dans l’affaire Pillenière, Simoneau c. Ville de Saint-Bruno-de-Montarville1 replace les pendules à l’heure de façon très éloquente.
Au mois de mars 2018, dans la foulée de l’entrée en vigueur du schéma d’aménagement et de développement (SAD) de l’agglomération de Longueuil et conformément à son obligation de concordance imposée par la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville adopte une série de règlements d’urbanisme dont plusieurs dispositions ont pour objectifs d’assurer la protection des milieux humides et boisés se trouvant sur son territoire.
L’entrée en vigueur des règlements de la Ville aura pour effet concret d’empêcher Pillenière, Simoneau (ci-après « Pillenière »), un promoteur immobilier, de réaliser un projet de développement résidentiel dans le boisé Sabourin puisque la nouvelle réglementation de la Ville encadre dorénavant sévèrement la coupe d’arbres dans le but de protéger le couvert forestier de la forêt privée et interdit le remblai dans les milieux humides.
Devant une telle situation réglementaire, Pillenière prétendra que les règlements adoptés par la Ville sont abusifs et déraisonnables et qu’ils constituent une expropriation déguisée justifiant qu’une indemnité d’une valeur de plus de 20 millions de dollars lui soit versée.
Dans un jugement étoffé, qui fera certainement école, la juge Lucas répond aux divers arguments du promoteur immobilier et, à la suite d’une analyse minutieuse, les rejettera les uns après les autres. Elle débute son analyse par l’énoncé suivant : « Le droit de propriété n’est pas absolu »2 et conclut son jugement ainsi :
« En somme, la réglementation municipale adoptée en mars 2018 atteint l’objectif législatif de protection des milieux humides, relève d’une interprétation raisonnable de la loi habilitante L.a.u., découle d’un processus conforme menant à son adoption et s’avère justifiée à la lumière de l’importance et de la valeur écologique des milieux humides sur les lots en litige. À défaut de démontrer le caractère déraisonnable de la réglementation municipale attaquée et l’expropriation déguisée, le recours des promoteurs doit être rejeté. »3
Cela étant, voici pourquoi nous estimons que ce jugement aura une résonnance importante pour la suite des choses en matière de protection des milieux naturels par les municipalités.
1) Les municipalités sont tenues de se conformer aux prescriptions des documents de planification des autorités supérieures
Au paragraphe 37 du jugement, la juge Lucas écrit que les municipalités sont « tenues » d’adopter un plan d’urbanisme et des règlements conformes aux prescriptions des documents de planification des organismes municipaux supérieurs que sont l’agglomération de Longueuil et la CMM. Dès lors que ces documents prescrivent la protection des milieux naturels4, la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville n’avait d’autre choix que d’ajuster sa réglementation d’urbanisme en conséquence.
2) Les municipalités disposent des pouvoirs habilitants nécessaires pour protéger l’intégrité
La juge Lucas voit ensuite, dans les paragraphes 12.1° et 16° du deuxième alinéa de l’article 113 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (ci-après « L.a.u. »), l’habilitation législative nécessaire permettant aux municipalités de protéger les milieux naturels sur leur territoire. La juge reconnaît donc que le paragraphe 16° du deuxième alinéa de l’article 113 L.a.u. offre aux municipalités le pouvoir de prohiber totalement « tous les usages du sol, constructions ou ouvrages » pour des raisons de « protection de l’environnement », reconnaissant du même coup le pouvoir particulier offert aux municipalités en ce domaine. Elle écrit :
« [113] Ici, l’analyse qui précède nous confirme qu’en adoptant la réglementation en litige, la municipalité exerce son pouvoir de « prohiber tous les usages du sol constructions ou ouvrages» à proximité des milieux humides. En quelque sorte, ce ne sont pas les règlements municipaux qui empêchent le développement immobilier résidentiel des lots, mais bien leurs caractéristiques particulières et la présence de milieux humides, lesquels sont protégés par la L.a.u. mais également par la Loi sur la qualité de l’environnement, en vertu de laquelle un certificat d’autorisation du ministre est requis aux fins d’ériger une construction, rappelons-le. » [Italiques dans l’original ; nous soulignons]
3) L’exercice des pouvoirs réglementaires des municipalités en matière de protection des milieux naturels ne constitue pas une expropriation déguisée
La juge Lucas prend bien soin de souligner que les règlements de la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville n’ont pas pour effet de réserver les terrains concernés à l’usage de la Ville ou de ses citoyens. Bien que les promoteurs ne conservent qu’une jouissance limitée des lots, ils en conservent néanmoins l’usage exclusif.
Par ailleurs, au promoteur qui se plaint de l’effet abusif de la réglementation contestée, la juge Lucas rétorque que l’exercice valide des pouvoirs réglementaires par une municipalité ne peut donner ouverture à une conclusion d’abus ou d’un exercice déraisonnable desdits pouvoirs réglementaires. La juge se montre aussi d’avis que le règlement n’est pas discriminatoire à l’égard du promoteur puisqu’il s’applique uniformément à l’ensemble du territoire, là où il se trouve des milieux naturels humides ou boisés.
Exercés dans un tel contexte, les pouvoirs réglementaires des paragraphes 12.1° et 16° de l’article 113 L.a.u. ne peuvent conduire à une conclusion d’expropriation déguisée. À ce sujet, la juge Lucas réfère à la décision récente de la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Lorraine5. Dans cet arrêt, la Cour suprême a eu l’occasion de rappeler que « [c]onstitue un abus de pouvoir le fait pour un organisme public d’exercer illégalement son pouvoir de réglementation, c’est-à-dire en dérogation des fins voulues par le législateur dans la délégation de ce pouvoir »6.
Or, aux termes des paragraphes 12.1° et 16° de l’article 113 L.a.u., quelles sont ces fins voulues par le législateur ? La protection écosystémique des milieux naturels, fussent-ils boisés ou humides, et la protection de l’environnement. Aussi, une municipalité qui adopte des règlements d’urbanisme qui ont pour effet de protéger ces écosystèmes réalise les fins voulues par le législateur. On ne peut, par la suite, lui en tenir rigueur en la taxant d’avoir procédé à une expropriation déguisée.
4) La notion de « zonage de superposition » (overlay zoning)
Une autre avancée notable de ce jugement concerne l’inclusion dans la jurisprudence québécoise de la notion de « zonage de superposition » ou overlay zoning par lequel la juge répond à l’argument du promoteur qui reproche à la Ville de ne pas avoir transformé son zonage de « résidentiel » à « conservation ». À ce propos, la juge Lucas écrit :
« [129] Or, contrairement à plusieurs autres pouvoirs énoncés à l’article 113 L.a.u., la Ville fait valoir que son pouvoir de régir afin d’assurer la protection du couvert forestier (par. 12.1) et celui de prohiber pour des raisons de protection de l’environnement (par. 16) ne sont pas des pouvoirs qui doivent être exercés « par zone ». »
On remarquera en effet que ces paragraphes 12.1° et 16° de l’article 113 L.a.u. ne contraignent pas les municipalités à réglementer « par zone », comme le fait, par exemple, le paragraphe 12° de cet article qui traite aussi de remblai et de déblai.
En cela, le législateur est cohérent et permet aux municipalités de réglementer les usages, constructions ou ouvrages dans les milieux naturels, humides ou boisés, là où se trouvent, peu importe la nature du zonage (résidentiel, commercial, institutionnel, industriel, etc.) applicable dans la zone concernée. La nature, en effet, n’a que faire des limites cadastrales ou administratives arbitrairement établies par les humains. Aussi, la L.a.u. permet donc d’adopter des mesures réglementaires destinées à protéger ces milieux naturels qui se superposent au zonage existant.
5) L’importance de la démarche d’acquisition de connaissances et de planification
Enfin, un dernier élément retient davantage notre attention dans ce jugement. Cela a trait à l’acquisition de la nécessaire connaissance préalable du territoire. Avant de permettre le développement du territoire, il faut le connaître. Aussi, en adoptant ses règlements d’urbanisme en mars 2018, la Ville de Saint-Bruno-de-Montarville n’a pas décidé du jour au lendemain de protéger tel ou tel endroit sur son territoire, comme cela, sans raison valable.
Au contraire, le résultat final, soit l’adoption des règlements d’urbanisme disputés dans l’affaire Pillenière, est l’aboutissement d’une démarche d’acquisition de connaissances débutée plusieurs années auparavant par une caractérisation des parcelles non-bâties de son territoire et une évaluation de la valeur écologique relative de celles-ci, dans un contexte à la fois local et régional. Une fois cette nécessaire connaissance préalable du territoire acquise, la Ville s’est livrée à un exercice de planification et de priorisation : quels milieux seront protégés, quels milieux pourront faire l’objet d’un développement.
Bref, l’adoption des règlements d’urbanisme en 2018 n’était que l’aboutissement logique et raisonnable de la démarche d’acquisition de connaissances amorcée plusieurs années auparavant et des efforts de planification du devenir de son territoire articulé dans le cadre de la mise en œuvre des objectifs de protection des milieux naturels énoncés au PMAD de la CMM et au SAD de l’agglomération de Longueuil.
Bien mal venu le promoteur qui veut ensuite se plaindre du résultat.
Conclusion
Dans l’affaire de la protection de la rainette faux-grillon, à La Prairie, le juge Martineau, de la Cour fédérale, posait la question suivante : « Nous sommes-nous imposés collectivement une règle de civilisation par laquelle nous devons prévenir l’annihilation des individus d’une espèce sauvage menacée et la destruction de son habitat naturel ? »7 Et de répondre : « Il semble bien que ce soit le cas […] »8.
Afin que les propos du juge Martineau ne restent pas lettre morte, le législateur québécois, par l’entremise, notamment, de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme offre des pouvoirs aux municipalités afin de protéger les derniers milieux naturels qui se trouvent encore sur le territoire de la CMM, ou ailleurs au Québec. Une municipalité qui agit ainsi réalise les « fins voulues par le législateur »9 en matière de protection des milieux naturels.
La qualité de nos milieux de vie dépend de plus en plus de notre capacité à proposer une occupation du territoire qui permette le maintien des équilibres écosystémiques dynamiques. En cela, nous sommes d’avis que les municipalités du Québec disposent de tous les pouvoirs pour agir en faveur de la protection des milieux de vie de leur collectivité. Le jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Pillenière confirme bel et bien, et de manière éloquente, que les municipalités disposent des pouvoirs utiles en ce domaine ; elles ne se rendront donc pas ‘coupables’ d’expropriation déguisée en les utilisant à bon escient.
C’est pourquoi, en ce domaine, les municipalités doivent dorénavant assumer un leadership qui nous permettra véritablement de prendre pied dans le paradigme du développement durable. En cela, les propos du juge Tôth dans l’affaire Sutton10 montrent la voie : mettre en œuvre le développement durable, c’est procéder à un changement fondamental de philosophie sociétale.
Saurons-nous collectivement y parvenir ? Le jugement Pillenière nous semble être un pas de plus dans la bonne direction.
Me Jean-François Girard est avocat spécialisé en droit de l’environnement et droit municipal chez DHC Avocats. Membre honoraire du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE).